« Je veux que le monde ait conscience de ce qui se passe en Libye : le commerce d’esclaves, les centres de détentions… tout. Si quelqu’un va en Libye, il doit s’attendre au pire. »

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Jahia * a 22 ans, elle est originaire du Cameroun. Elle est l’une des 295 personnes secourues par l’équipage de l’Ocean Viking entre le 24 et le 27 avril 2022. Rencontre avec une jeune femme éprouvée par la vie et pleine de sagesse.

 

Jahia a été secourue d’une embarcation pneumatique en détresse avec 58 autres rescapé.e.s après que l’embarcation ait été repérée depuis le pont de l’Ocean Viking. Malgré son jeune âge, elle a déjà acquis la sagesse d’une personne plus âgée.

« J’ai passé cinq ans en Libye. J’ai quitté le Cameroun à 17 ans, après avoir été mariée de force. Je ne peux pas parler de ça car c’est très douloureux, trop douloureux. Je suis d’abord allée au Nigeria, puis au Bénin, et au Niger. A la frontière avec le Niger, j’ai été kidnappée avec d’autres personnes fuyant leur pays. Un groupe d’hommes nous a demandé de payer 500 000 Francs CFA pour être libérés. Ils nous ont dit d’appeler nos familles tout en nous battant pour obtenir cet argent. Je n’avais plus de famille à appeler. Je ne pouvais pas être libérée. Ceux qui étaient comme moi ont été mis dans des camions. Nous avons traversé le désert pendant trois jours. Sans eau ni nourriture. Trois personnes sont tombées malades pendant le voyage. Deux sont mortes. On les a jetées dans le désert.

À notre arrivée en Libye, des gens sont entrés dans les camions. Certains achetaient deux d’entre nous, d’autres trois, d’autres encore une seule personne. J’ai été achetée seule par M. Ibrahim.

J’ai travaillé pendant trois ans chez lui, pour toute sa famille. Je ne pouvais jamais sortir et je ne faisais que nettoyer, tout le temps. Je n’ai jamais été payée, pas une seule fois. Je n’avais pas le droit de me reposer, ni la nuit, ni le jour. Les rares moments de sommeil que j’avais étaient dans sa boutique. Je n’avais le droit de manger qu’une fois par jour.

Un jour, je suis tombée gravement malade. M. Ibrahim a eu peur que je meure chez lui, alors il m’a vendue à un autre Libyen. Dieu merci, cet homme a été gentil avec moi : j’avais accès à de la nourriture quand je le voulais. Il avait deux enfants et je m’occupais d’eux. J’étais bien traitée : parfois, quand il emmenait ses enfants à la foire, il me prenait avec eux pour que je puisse m’amuser aussi. Je suis restée deux ans là-bas, mais j’étais toujours malheureuse, car je n’étais pas libre.

J’avais besoin d’être libre comme tout le monde, de reprendre ma vie en main comme toutes les autres filles de mon âge. Je me suis échappée.

Dans un chantier de construction, j’ai rencontré des personnes qui avaient aussi fui leur pays. Un Sénégalais m’a cachée et m’a donné des vêtements et de la nourriture. Je suis restée deux mois chez lui. Un jour, il m’a demandé si je voulais aller en Italie. Je lui ai demandé si c’était possible depuis la Libye. Il m’a répondu : « oui, ce n’est pas dangereux, tu peux traverser ».

J’ai accepté.

Un jour, il m’a emmenée dans un endroit où se trouvaient d’autres personnes qui avaient fui leur pays, comme moi. Chaque personne avait son histoire. Certaines personnes ont quitté leur pays pour des raisons politiques, d’autres à cause de la guerre, d’autres encore à cause d’un mariage forcé, d’autres enfin à cause de la misère. Chacune d’entre elles avait une histoire.

Une nuit, on nous a pris et mis en mer, sur une embarcation pneumatique, à 3 heures du matin.

Moins d’une heure après, la planche de bois au fond de l’embarcation s’est cassée en deux. L’eau a commencé à entrer. Nous avons écopé de l’eau, encore et encore. Beaucoup de personnes étaient malades à cause des vagues et de l’odeur de carburant. Le mélange de carburant et d’eau salée m’a brûlé la jambe. Heureusement, quelques heures plus tard, vous nous avez secourus.

Photo montrant la structure de l’embarcation cassée que Jahia a mentionné dans son témoignage. Les membres de notre équipe détruisent l’embarcation en caoutchouc pour s’assurer qu’elle ne sera plus jamais utilisée.

Je veux avoir une vie normale, comme tout le monde.

Je voudrais reprendre mes études. Je veux me marier par amour. Je veux travailler et être payée. Je veux avoir des enfants. Je veux être infirmière. J’ai toujours voulu sauver des vies, depuis que je suis enfant.

Je partage mon histoire aujourd’hui parce que je veux sensibiliser tout le monde à ce qui se passe en Libye. Ce n’est pas un pays connu de tous. Je ne connaissais pas la Libye avant d’y arriver. Je veux sensibiliser le monde à ce qui se passe là-bas : le commerce d’esclaves, les centres de détention, tout. Si quelqu’un va en Libye, il doit s’attendre au pire. Les personnes noires sont considérées comme des moutons. Certaines personnes ont construit leurs propres « prisons » privées dans leur jardin, des lieux de détention qui ne sont pas reconnus par l’État. Lorsqu’ils enlèvent des Noirs, ils les mettent là et demandent une rançon à leur famille tout en les battant. Parfois, ils demandent jusqu’à 1 million de Francs CFA. S’ils n’obtiennent pas l’argent, ils tuent les gens. Nous n’avons aucun droit en Libye. »

 

 

*Pour protéger l’identité de la rescapée qui témoigne, son prénom a été modifié.

 

 

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